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Retrait de contenu illicite par les hébergeurs : précisions de la CJUE
30 avril 2020

Le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction nationale enjoigne à un hébergeur de supprimer ou de bloquer l’accès à un contenu identique ou équivalent à celui d’une information déclarée illicite.

L’injonction peut, le cas échéant, avoir une portée mondiale.

Tels sont les enseignements de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 3 octobre 2019 (CJUE, Aff. C-18/18, Eva contre Facebook Ireland Limited).

Les réseaux sociaux et les moteurs de recherche, qualifiés juridiquement d’hébergeur, bénéficient d’une exonération de responsabilité dès lors qu’ils n’ont pas connaissance de l’activité ou de l’information illicite qu’ils stockent ou qu’ils ont agi promptement pour retirer ces contenus ou en rendre l’accès impossible après en avoir eu connaissance (LCEN, article 6, I).

Le renforcement de ce cadre juridique s’agissant des contenus qualifiés de haineux fait l’objet de débats dans le cadre de l’examen de la proposition de loi Avia. Nous avions également détaillé les enjeux prospectifs de ce régime juridique dans un précédent article.

Au regard de l’arrêt rendu par la CJUE, qu’est-ce qu’un contenu identique à un contenu illicite ? Qu’est-ce qu’un contenu équivalent à un contenu illicite ? Comment l’hébergeur peut-il respecter cette obligation sans réaliser de surveillance générale du réseau ? Quelles sont les limites posées par la CJUE ?

Quels sont les faits ?

En avril 2016, un utilisateur du réseau social Facebook Service avait partagé sur sa page personnelle l’article d’un magazine d’information autrichien relatif à des prises de positions politiques du parti écologiste.

Cette publication avait généré sur la page de l’utilisateur l’« aperçu vignette » du site Internet sur lequel l’article avait été publié. Cet aperçu contenait le titre dudit article, un bref résumé de ce dernier ainsi qu’une photographie d’une députée du parti écologiste. L’utilisateur avait également publié un commentaire, en des termes injurieux et diffamatoires, accessible par chaque utilisateur du service.

La députée avait demandé par écrit à la société Facebook d’effacer ce commentaire. Le réseau social n’avait pas donné suite à cette demande. La requérante avait alors introduit un recours devant les juridictions nationales.

En première instance, le Tribunal de commerce de Vienne avait enjoint au réseau social de cesser, immédiatement et jusqu’à la clôture de la procédure, la publication et la diffusion de photographies de la requérante dès lors que le message d’accompagnement contenait les mêmes allégations ou du contenu équivalent aux commentaire litigieux. La société avait alors rendu l’accès au contenu impossible en Autriche.

Saisi en appel, le Tribunal Régional supérieur avait confirmé l’ordonnance rendue en première instance. Toutefois, il avait estimé que l’obligation de cesser la diffusion pesant sur la société devait se limiter au contenu porté à la connaissance de la société par la requérante, par des tiers ou d’une autre manière.

Chacune des parties avait formé un recours devant le Cour suprême autrichienne. Cette dernière était appelée à se prononcer sur la question suivante : L’injonction de cessation, délivrée à un hébergeur qui exploite un réseau social comptant de nombreux utilisateurs, peut-elle aussi être étendue aux déclarations textuellement identiques et/ou de contenu équivalent dont celui-ci n’a pas connaissance ?

Au regard de la propre jurisprudence, la Cour suprême autrichienne avait indiqué que cette obligation devait être considérée comme proportionnée dès lors que l’hébergeur avait déjà pris connaissance d’au moins une atteinte aux intérêts de la personne concernée causée par la contribution d’un utilisateur et que le risque de voir d’autres violations intervenir était avéré.

La Cour avait toutefois sursis à statuer pour saisir la CJUE de plusieurs questions préjudicielles.

Quelles sont les questions posées à la CJUE ?

La CJUE était interrogée sur la question de savoir si l’article 15§1 de la directive 2000/31/CE, relatif à l’absence d’obligation générale de surveillance à la charge des hébergeurs, s’oppose à ce que les juridictions nationales :

  • émettent une injonction à l’encontre d’un hébergeur pour lui imposer de retirer un contenu identique ou équivalents à un contenu déclaré illicite précédemment ou de bloquer l’accès à ceux-ci, quel que soit l’auteur de la demande.
  • étendent les effets d’une telle injonction au niveau mondial.

Quelle est la décision de la CJUE ?

Il résulte de l’arrêt de la CJUE que, sur injonction d’une juridiction nationale, un hébergeur peut être contrait au retrait de ou au blocage de l’accès à tout contenu identique ou équivalent à un contenu qui a déjà fait l’objet d’un constat d’illicéité. Cette injonction peut, en outre, produire ses effets au niveau mondial.

Retrait du contenu identique à un contenu illicite

La CJUE retient que l’article 15§1 de la directive précitée lu à la lumière de son considérant 47 n’interdit pas de mettre à la charge de l’hébergeur une obligation de surveillance applicable à un cas spécifique.

Pour la Cour, les faits qui lui sont soumis peuvent constituer un tel cas spécifique. En l’espèce, le contenu du commentaire litigieux hébergé par le réseau social est connu et a été qualifié par les juridictions autrichiennes comme un contenu illicite.

Dans ce contexte, la Cour considère comme légitime qu’une juridiction nationale puisse enjoindre à un hébergeur de prévenir toute nouvelle atteinte aux intérêts du demandeur en retirant ou en bloquant l’accès de contenu identique à un contenu déclaré illicite.

La Cour écarte donc toute obligation de surveillance générale dès lors que les diligences attendues de l’hébergeur portent sur un seul contenu identifié.

Contenu équivalent à un contenu illicite : quelle définition ? quelles conséquences ?

Le Cour rappelle d’abord que le caractère illicite d’un contenu résulte du fait que le « message véhiculé par ce [dernier] est qualifié d’illicite, s’agissant, comme en l’occurrence, de propos diffamatoires visant une personne précise. ». L’illicéité ne résulte donc pas intrinsèquement de l’utilisation de certains mots combinés d’une certaine manière.

Au regard de l’arrêt de la CJUE, le contenu équivalent est celui qui :

  • Véhicule en substance le même message que le contenu déclaré illicite et,
  • Est formulé de manière légèrement différente en raison des termes utilisés ou de leur combinaison.

Pour le Cour, l’extension de l’injonction à ce type de contenu se justifie par le fait d’éviter à la personne concernée de multiplier les procédures pour obtenir la cessation des actes dont elle allègue être victime.

En outre, la Cour apporte des précisions quant aux informations devant être spécifiées dans l’injonction afin de ne pas imposer une obligation générale de surveillance ou de recherche de contenu à l’hébergeur et qu’il n’ait pas à procéder à une interprétation autonome du contenu.

Ainsi, l’injonction doit-elle contenir des éléments spécifiques tels que « le nom de la personne concernée par la violation constatée précédemment, les circonstances dans lesquelles cette violation a été constatée ainsi qu’un contenu équivalent à celui qui a été déclaré illicite. ».

Dans ce contexte, afin que l’hébergeur puisse avoir recours à des moyens techniques de détection automatisés, la Cour prend-elle le soin de préciser que l’injonction doit notamment mentionner les contenus dits équivalents au contenu déjà déclaré illicite.

La portée mondiale de l’injonction de retrait de contenu illicite

Il résulte de l’article 18§1 de la directive 2000/31/CE que les Etats membres disposent du pouvoir de déterminer quelles sont les mesures pouvant être adoptées dans le cadre d’un recours juridictionnel afin de faire cesser toute violation des dispositions adoptées en application de la directive et prévenir toute nouvelle atteinte aux intérêts en cause.

A cet égard, la Cour de Luxembourg souligne que la directive ne prévoit pas de limite territoriale aux mesures adoptées dans le cadre des recours juridictionnels.

Le Cour en déduit donc que les injonctions des juridictions nationales peuvent produire des effets au niveau mondial.

Que retenir ?

La Cour de justice de l’Union européenne permet aux juridictions nationales d’étendre l’obligation de retrait à la charge des hébergeurs, sous réserve de ne pas leur imposer de surveillance générale. Le bénéfice des effets de cette décision supposera que les personnes concernées saisissent les juridictions compétentes.

Par ailleurs, cette décision laisse quelques questions en suspens telles que la gestion d’éventuelles erreurs dans le retrait et les délais dans lesquels l’hébergeur devra procéder au retrait à la suite de l’injonction.

En outre, il convient de retenir que la juridiction saisie peut conférer une portée mondiale à son injonction si cela est pertinent et compatible avec le droit international. La position de la Cour de Luxembourg quant à la portée éventuelle de l’injonction peut interpeller au regard de la position prise par cette même Cour dans le cadre de la portée du droit au déréférencement. Rappelons en effet, que la Cour avait limité la portée de ce droit à l’échelle de l’Union européenne. La portée mondiale de ce droit doit, en revanche, faire l’objet d’une motivation spécifique de l’autorité de contrôle.